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Il n'est pas si facile de reconnaître la centralité politique du problème de la langue dans les relations personnelles et politiques entre femmes. Il faudrait imaginer ce problème comme un des domaines du politique où la différence entre femmes, articulée et discutée, ouvre le pas à des découvertes possibles et fait donc partie d'une recherche utile à toutes. Or, il est assez facile de reconnaître ce problème comme un élément de la rectitude politique. Mais cette position idéologique n'ouvre le pas ni à des découvertes ni à des changements des pratiques de relation. Je commence donc par mes propres résistances à donner une centralité à ce thème. Premier pas. Choisir la langue dans laquelle écrire les observations qui suivent. J'ai d'abord pensé à utiliser l'anglais. L'instinct, je dirais, va vers le pouvoir et nous dirige là où l'on sait que la communication est plus « sûre » et garantie. Et pourtant, je suis italienne. Le français me vient plus facilement alors même que je sais que la revue est bilingue. Mais, comme je ne cherche même pas à écrire dans ma langue ainsi, je laisse donc instinctivement de côté le français, langue « faible » dans un contexte international : la raison que l'on se donne pour éliminer une langue faible étant que personne ne la parle et donc qu'elle n'est pas propice à une communication étendue. Mais ceci dit, il faut bien convenir qu'aucune décision n'est neutre. Celle-là, encore moins que d'autres. Il m'a fallu beaucoup de temps pour reconnaître la légitimité et l'importance du problème de la langue. Il m'a fallu plusieurs expériences. La première. Dans une réunion entre femmes serbes et bosniaques, encore au début du premier conflit dans l'ex-Yougoslavie, beaucoup de femmes serbes, comme certaines de nous, italiennes, « célébraient » la « liberté » du multilinguisme, sa capacité à dépasser les frontières, et soulignaient les possibles dangers de « nationalisme » qui se cachent dans une fidélité prononcée à sa propre terre-nationalité-langue. C'était clair, très clair, à ce moment là, que la position multilingue de celles qui se reconnaissaient dans l'identité des « femmes-nomades sans patrie » ou au delà d' « une patrie », correspondait, aussi, d'un coté, au groupe des femmes, les plus « avancées », en termes d'idéologie féministe, celles « capables » de se « soulever » au-dessus de l'appartenance « primaire » à une nation-terre-langue, au nom d'une appartenance plus vaste au peuple des femmes, en d'autres mots, au nom de l'appartenance de genre. De l'autre coté, elles représentaient « les privilégiéesnbsp;» par rapport à celles qui avaient tout perdu dans la guerre. C'était aussi clair alors que les femmes de Bosnie considéraient l'usage de la langue comme un élément de fidélité à quelque chose de plus profond, à quelque chose où le nationalisme signifiait la volonté de demeurer fidèle à une identité et de résister à l'homogénéisation. Mais c'était très difficile de se débrouiller dans ces contradictions qui sont d'ailleurs représentatives, analogiquement, d'autres contradictions qui divisent le monde commun des femmes, d'autres différences qui ont la même prégnance et la même densité et difficulté. J'étais « fâchée » contre les femmes de Bosnie de vouloir parler une langue que personne ne comprenait et de refuser le recours à une langue « commune », en l'occurrence le serbo-croate que de plus, elles connaissaient mais refusaient d'utiliser. Je percevais leur refus comme un inutile entêtement. Je ne me rendais pas compte qu'un autre élément du problème m'échappait alors totalement. Les femmes serbes étaient les plus cultivées. Plus riches, elles voyageaient beaucoup et appartenaient à un monde « privilégié » en comparaison aux femmes de Bosnie, du moins en termes d'opportunités. Ces dernières, au lieu de se lancer vers le monde, revendiquaient alors des racines linguistiques, presque physiques : la langue étant enracinée dans tout ce qui est un corps, une mémoire, l'histoire unique d'un parcours personnel vécu dans une ambiance où la construction d'une histoire s'alimente des sons, entremêlés avec des relations uniques. Chaque mot s'enracine dans un « humus » qui est au centre d'un système de connotations pleines d'émotions et de mémoires. C'était une confrontation entre une forme d'expression considérée hystérique et une volonté d'émancipation qui produisait parmi les femmes serbes plus émancipées, un refus, un malaise. En même temps, cette situation relevait d'une dynamique qui, dans des temps plus anciens de notre histoire collective, aurait vraisemblablement été l'objet d'une passionnante analyse de groupe. Il m'a fallu une autre rencontre pour comprendre quelque chose de plus. À Montréal, réunion des féministes, femmes du Sud et femmes du Nord. Il y a parmi elles des francophones, mais aussi des hispanophones, ou encore des femmes de Malaisie, qui naturellement parlent l'anglais comme deuxième langue. L'introduction est, en anglais. Commencent les interventions. Une fille, jeune, provenant de Malaisie, présente son introduction dans sa langue. Mais, ce n'est pas comme un « petit geste de début » pour ensuite passer rapidement à l'anglais. Non, elle parle assez longtemps dans sa langue. Un autre participant, le seul homme, lui répond dans la même langue. Les deux commencent alors à discuter dans cette langue. Ce n'est pas long, mais on sent poindre dans la salle un sentiment d'irritation, puis de scandale, surtout parmi les anglo, les américaines. Je me dis à moi-même : « voilà donc comment elles se sentent, tout le temps, les « autres », quand nous engageons dans nos discussions passionnantes dans la langue « commune », l'anglais ». En fait, moi aussi je me sens exclue et irritée par la durée de cette intervention qui se préoccupe visiblement peu de « nous », avec l'intention très claire et ensuite même déclarée, d'une simple restitution au miroir de notre même attitude normale. Je comprends alors que c'est la même situation que celle vécue en Bosnie. Cette situation met en évidence la reconduction du problème des différences des pouvoirs historiques, économiques et sociaux, entre femmes qui se retrouvent, pour un moment, dans un contexte qui reconstruit un espace artificiel de « communauté de femmes » et qui cherchent une égalité impossible. C'est toujours la partie la plus forte, la plus privilégiée qui peut invoquer la nécessite de parler la « langue commune », voire dominante, sous l'excuse qu'il ne faut pas s'autoexclure. Et c'est toujours la partie plus privilégiée, entre les femmes, qui considère comme un scandale la renonciation à cette langue. C'est toujours la partie plus forte qui peut invoquer cette égalité, ne pas voire les différences qui nous opposent. Comme dans les relations d'amour, c'est toujours la partie la plus forte qui peut revendiquer la permanence de l'amitié... Les deux autres jours de la rencontre de Montréal ont été marqués par une très grande difficulté de relations entre femmes anglophones et toutes les autres, les heurts au niveau de la langue d'usage en étant le symptôme. Pour ma part, sauter d'un langue à l'autre m'a toujours donné un sentiment de liberté. Au lieu de revendiquer mon propre langage, d' y retrouver des racines non négociables, j'ai appris les langues des autres pour ne pas me trouver dans la position de percevoir trop clairement la réalité, l'impérialisme de la langue anglaise, pour ne pas réaliser le sens de l'infériorité historique qui me touche moi comme les autres à des degrés divers. Mais il y a un prix à payer pour cela. C'est seulement en étant conscientes de notre propre ambiguïté par rapport au pouvoir, que nous aurons la possibilité d'échapper à la tentation du mimétisme. C'est seulement en demeurant attentive à cette alarme sentinelle qui nous dit que le fait d'appartenir au genre féminin ne nous protège pas des pires tentations, du pire pouvoir, que nous pouvons garder espoir de ne pas répéter les erreurs des autres et d'initier quelques changements. Il y a un paradoxe dans la diffusion du féminisme. Le féminisme comme intuition d'une position historique des femmes, capable de remettre en question les bases d'une civilisation, s'est répandu comme une infection contagieuse, presque au delà de toute langue, dans son aspect plus intuitif et immédiat, et sans besoin de trop de traductions compliquées. Mais, au moment où cette intuition a commencé à être théorisée, sans raison apparente, la théorie anglo-saxonne a revendiqué sa domination, s'est imposée comme discours sur les femmes et le changement. On ne s'est pas interrogé sur le prix à payer par la recherche des femmes. Le pouvoir universitaire et ses modes de diffusion a permis, non pas nécessairement l'empowerment, mais plutôt une diffusion totalement privilégiée des théorisations anglo-américaines. Ce que le problème de la langue cache sous son apparente instrumentalité, ce que les femmes qui « s'accrochent » à leur propre langue nous indiquent, est également un phénomène vécu au niveau de la théorie. Je me rappelle notamment la résistance que l'on affichait au début face à l'utilisation du terme genre. Il ne collait pas à notre pratique politique ni à nos démarche théoriques basées sur l'auto-conscience et l'auto-observation de l'histoire personnelle, sur l'élaboration des relations de pouvoir entre femmes et l'analyse des déchirements que les différences provoquaient dans l'apparente homogénéité des groupes féminins. Le genre nous est alors apparu comme un terme réducteur, hérité d'un coté d'un égalitarisme qui cachait les relations de pouvoir et, de 1'autre, d'une sociologie récupératrice de la radicalité des questions posées par les femmes. Il nous apparaissait le véhicule d'une approche féministe émancipatrice alors très loin des nos visions. Il nous apparaissait également un concept simpliste, parce qu'il reproduisait des lignes de différentiation claires et définies entre les sexes, exactement là où la narration subjective de l'expérience personnelle, soit dans les domaines des relations publiques, soit dans le domaine des relations personnelles, montrait au contraire l'impossibilité de tracer des frontières nettes et la difficulté de rester fidèles à la lecture d'une complexité. Un réductionnisme qui ne voyait pas les élément de complicité qui unissent les femmes aux hommes. Et encore c'était quand le terme genre « tombait » sur la tête des femmes des pays « à développer », comme un des éléments des « politiques de développement », qu'on en voyait mieux toute les limites et son incapacité à décrire ce que les femmes vivaient, ressentaient : les éléments base de construction d'une subjectivité autonome. Puis, à un certain moment, on retrouve le concept de genre accepté, plus ou moins volontairement. Dans les universités, toutes commencent à l'utiliser et à travailler en termes de genre, sans une transition théoriquement justifiée. Pour communiquer, pour ne pas s'exclure du circuit international ? Sans doute, mais aussi vraisemblablement parce que certains « livres » et avec eux l'autorité étrangère ont été suffisamment puissants pour l'imposer. Ainsi, en Italie, l'adaptation de la pratique politique aux règles du genre donne lieu à tout un ensemble de contorsions; là, comme dans le Tiers monde, les femmes doivent assujettir leurs réalités de vie à des catégories prédéterminées. Maintenant que la notion de genre s'est imposée partout, des universités américaines aux Organismes politiques de développement dans le tiers monde, on peut commencer à mesurer l'étendue de la richesse d'analyse perdue. Globalisation du féminisme et homogénéisation de la théorie. S'est-on rendu compte qu'à travers cette homogénéisation des approches, du langage, on perdait un certain pouvoir explicatif comme on laissait échapper certaines pratiques de radicalité politique qu'on aurait dû soigneusement préserver, comme tentent de le faire les femmes de n'importe quel pays du coté des langues « faibles » en se refusant de parler « normalement » l'anglais. Dans cette optique, la question de la langue est un véhicule qui illustre l'existence d'un problème politique ancien entre les femmes, à savoir comment construire une communauté d'intérêt politique sans nier les différences qui, à l'évidence, continuent d'être des facteurs de division entre les femmes. Dans cette optique, le refus de la langue, d'une langue globale et unique qui mène à l'indifférenciation, constitue un geste politique, un signe de ce que, de toute évidence, on ne veut pas perdre. * Founding member and currently President of the International Branch of the Free University of Women, in Milan, Italy, a research and training oriented feminist association of women from various intellectual backgrounds, social classes and cultures (since 1978). She is the author of various essays, co-author of various books and author of three books: on the philosopher Simone Weil, on the relations among women in the women's studies and pedagogical contexts, and on feminist theory within the Italian movement. Her theoretical and field work includes North-South cooperative projects in the context of cross-cultural women 's exchanges. [Strategies]
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