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An interactive feminist scholarly journal - Une revue savante féministe interactive
ISSN 1481-5664


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Commentaire de Michèle Ollivier
Département de sociologie
Université d'Ottawa


Dans son texte, Francine Descarries aborde deux questions qui sont à la fois étroitement reliées et analytiquement distinctes. Premièrement, elle examine la question des rapports entre centre et périphérie, entre l'Un et l'Autre, entre la doxa et l'hétérodoxe, entre la norme et la marge, entre les voix qui s'imposent comme dominantes dans un certain champ et ces voix qui se retrouvent définies comme Autres, dans une relation d'extériorité avec elles-mêmes. Il s'agit, bien sûr, d'une question qui a profondément marqué l'ensemble du mouvement féministe. Deuxièmement, elle aborde une dimension souvent négligée de cette hétérogénéité, soit la question de la langue.

Si la langue peut effectivement être considérée comme un facteur de différenciation et de hiérarchisation des discours et des pratiques féministes, elle pose néanmoins à mon sens des problèmes très particuliers, irréductibles aux autres dimensions de l'hétérogénéité. En plus des problèmes de communication liés à l'appréhension de réalités socioculturelles souvent radicalement différentes, les barrières linguistiques représentent dans bien des situations des obstacles incontournables à la communication. En effet, comment amorcer le dialogue sur la base de nos expériences lorsqu'on ne partage pas une langue commune? Comment communiquer lorsqu'on ne peut pas se comprendre?

Pour avoir fait mes études doctorales aux États-Unis, je connais bien l'immense force d'attraction de l'anglais. Lorsque j'ai quitté le Québec, en 1987, je n'avais pratiquement jamais lu de sociologues américain-es et je ne lisais jamais de textes dans une langue autre que le français. Lorsque je suis revenue des États-Unis, quelques années plus tard, le français, comme langue de travail intellectuel, m'était devenu presque étranger. Je préférais écrire en anglais et je visais un public anglophone, nécessairement plus large que le public francophone. J'avais perdu contact avec la littérature francophone, qui m'apparaissait par ailleurs comme étant provinciale et accusant un certain retard par rapport à l'anglais. Au-delà de la langue, j'ai constaté que le fait de travailler en français ou en anglais en sociologie renvoie à des problématiques, à des concepts, à des univers documentaires, voire à des styles d'écriture tout à fait différents. Lorsque j'ai recommencé à écrire en français, j'ai dû reprendre l'habitude d'écrire dans une style plus élaboré, avec un vocabulaire plus choisi et des structures de phrase plus complexes. Le style dépouillé de l'anglais américain faisait en français simpliste ou encore « vulgaire », pour reprendre un terme utilisé il y a quelques années par l'évaluateur d'un de mes textes sur la culture. Je suis également cofondatrice et coanimatrice de la liste de discussion électronique bilingue PAR-L qui, malgré notre bonne volonté et nos professions de foi, fonctionne presque entièrement en anglais. Encore maintenant, il existe pour moi une disjonction entre les deux univers linguistiques et culturels, disjonction que je n'ai pas entièrement réussi à résoudre.

La question de la langue se pose évidemment de façon différente selon que l'on se réfère à la communication orale, écrite ou électronique. Dans un forum de discussion électronique bilingue comme PAR-L, l'utilisation de la langue minoritaire exclut à priori des échanges toutes les personnes qui ne la comprennent pas. Les abonnées sont invitées à envoyer des messages dans la langue de leur choix, mais elles savent bien que si elles envoient un message en français, elles ne réussiront pas à rejoindre une bonne partie des membres du réseau.

L'expérience tentée sur la liste d'envoi Dialogues, organisée conjointement par Women'space (www.womenspace.ca) et par NetFemmes (www.netfemmes.ca), a été à cet égard intéressante. Il s'agissait justement de discuter, par l'intermédiaire d'une liste d'envoi électronique, des conditions qui freinent ou favorisent la communication entre féministes francophones et anglophones. Ce qui est clairement ressorti de la discussion, c'est qu'au-delà d'une bonne volonté évidente de part et d'autre, il n'y a pas de solution unique, facile et immédiate à cette question. La traduction et l'interprétation simultanée de conférences représentent des coûts qui peuvent difficilement être assumés par les groupes de femmes et même par les universités dans le contexte économique actuel. La traduction de mon commentaire par une traductrice professionnelle, par exemple, aurait coûté au bas mot 350 $ avant taxes. Le bénévolat va puiser dans les ressources inépuisables des militantes, mais il s'agit encore là d'un travail gratuit et d'une surcharge pour les personnes bilingues (et souvent membres du groupe minoritaire) dont le temps et l'énergie sont comptés. La traduction par ordinateur est prometteuse, mais elle est loin d'être au point, comme on l'a vu lors de la conférence de 1997 sur les femmes et Internet, où « a pan-canadian conference » est devenu « une conférence casserole-canadienne ».

J'ai souvent imaginé que le problème disparaîtrait si, à l'intérieur du Canada, tout le monde comprenait à tout le moins les rudiments de l'autre langue. Chacune s'exprimerait dans sa propre langue et serait comprise de toutes. Malgré les progrès du bilinguisme au Canada, il reste peu probable que cette vision se réalise.

Sans abandonner l'utopie d'une compréhension minimale de l'autre langue, du moins dans le contexte canadien, il semble que la solution pratique qui s'impose le plus souvent soit l'apprentissage et l'utilisation de l'anglais comme langue universelle de communication. Dans le cas de la liste PAR-L, par exemple, l'utilisation de l'anglais permet aux féministes du Québec et du reste du Canada d'établir un certain contact et d'élaborer au besoin des stratégies communes.

Si cette solution s'impose de plus en plus dans les échanges oraux et lors de conférences internationales, elle présente néanmoins de nombreuses difficultés, surtout en ce qui concerne la communication écrite. D'un point de vue pratique, la traduction vers l'anglais coûte cher et la rédaction de textes directement en anglais n'est pas nécessairement à la portée de chacune d'entre nous. D'un point de vue herméneutique, on en revient à la question soulevée par Francine Descarries, à savoir jusqu'à quel point l'usage majoritaire de l'anglais dans les échanges entraîne l'imposition de concepts et schèmes d'interprétation propres à l'univers culturel anglo-saxon. D'un point de vue sociologique, il est bien évident que les problèmes de communication vont bien au-delà de simples problèmes de traduction linguistique. Si tous les textes des féministes francophones étaient traduits ou rédigés en anglais, cela n'entraînerait certainement pas une élimination des rapports dominants-dominés dans le champ des études et du mouvement féministes. Comme l'a démontrée la critique de l'androcentrisme des connaissances scientifiques, les préoccupations et cadres d'analyse issus des groupes dominants ont beaucoup plus de chances d'être considérés comme importants et universels que ceux des groupes dominés, dont la vision du monde est définie comme particulière et donc secondaire.

L'adoption de l'anglais comme langue universelle des échanges entraîne ainsi des effets contradictoires. D'une part, comme le démontre la liste PAR-L, l'utilisation généralisée de l'anglais ouvre un espace minimal de communication entre les féminismes liés à des cultures, à des histoires et à des traditions différentes. D'autre part, l'usage exclusif de l'anglais dans les communications introduit nécessairement une distorsion dans les échanges, puisque les textes anglophones, des meilleurs aux plus médiocres, sont beaucoup plus largement accessibles que les textes des non-anglophones. Seuls certains d'entre eux sont traduits en anglais, et souvent seulement ceux qui s'inscrivent directement dans des problématiques typiquement anglo-saxonnes (comme le « French Feminism » fondé sur une lecture très sélective du féminisme français).

Est-ce à dire qu'il n'existe aucune possibilité de changement? Pas nécessairement. Le simple fait d'aborder la question de la langue comme facteur d'hégémonie intellectuelle, et donc de poser comme problématique une situation qui autrement irait de soi, constitue déjà une stratégie de changement. La création d'espaces de communication interlinguistique comme les revues ou encore les listes de discussion électroniques, en est une autre. Une revue interactive bilingue comme Stratégies, par exemple, vise explicitement à favoriser la discussion, le métissage et la « fertilisation croisée » entre féministes issues de différents univers linguistiques, théoriques et culturels.

Si l'histoire du XXe siècle nous a enseigné quelque chose, c'est toutefois qu'il faut se méfier du Grand Soir, c'est-à-dire de toute solution qui se veut unique, immédiate et radicale. La création d'échanges interactifs et horizontaux entre univers linguistiques et culturels passe, à mon sens, par un ensemble de solutions partielles et instables. C'est une question qui relève des rapports de pouvoir entre les groupes sociaux, rapports dont la configuration se déplace dans le temps et dans l'espace, au rythme des revendications et des luttes, tant collectives qu'individuelles. Les solutions partielles incluent la problématisation de l'acquis, l'ouverture d'espaces de communication, la traduction, l'apprentissage de l'autre langue, bref, un travail constant et multiforme dont on ne peut entrevoir la fin, à moins de se rattacher aux utopies du XIXe siècle d'un monde sans conflits, entièrement réconcilié avec lui-même.

À cet effet, on peut souligner certaines tendances tout à fait paradoxales du discours actuel sur les communications. D'une part, nous vivons, avec le développement sans précédent des nouvelles techniques d'information et de communication, une ère où se trouve célébrée la communication sous toutes ses formes. La presse populaire et universitaire fait l'apologie des nouvelles technologies comme moyen de démocratiser l'accès aux connaissances. On célèbre les vertus de la participation aux réseaux planétaires d'échanges interactifs, tout en passant complètement sous silence les problèmes posés par la communication interlinguistique. Sont également passés sous silence les facteurs non technologiques tels que les ressources économiques, sociales et culturelles ou encore les structures institutionnelles qui facilitent ou freinent les possibilités de communication.


Il ne faut pas perdre de vue que les nouvelles technologies se développent dans un environnement marqué par la recherche d'efficacité, les impératifs de la concurrence et les lois du marché. Les jeunes professeur-es sont de plus en plus amené-es à se considérer comme des PME et à penser leur parcours intellectuel en terme d'investissements, qui rapportent des dividendes de prestige intellectuel plus ou moins élevés. Dans un tel contexte, on peut se demander si les jeunes professeur-es n'ont pas intérêt à arrimer solidement et très tôt leurs investissements intellectuels aux modèles dominants afin de maximiser les bénéfices escomptés. On peut se demander si, en dépit du discours actuel célébrant la diversité et l'ouverture tous azimuts, la recherche de la « performance » ne rendra pas encore moins attrayante la mise en valeur de traditions intellectuelles marginales ou périphériques.

Dans une société que l'on dit de plus en plus fondée sur le savoir et sur les réseaux planétaires de communication, les questions liées à la langue ne pourront manquer de se poser avec autant, sinon plus, d'acuité. Dans un tel contexte, l'utilisation exclusive de l'anglais constitue certainement la solution la plus facile et la plus efficace, tant du point de vue économique que de la fluidité des échanges. Pourtant, l'utilisation d'une langue unique réduit considérablement la palette des concepts et des expériences pouvant contribuer au développement d'un féminisme mondial.

Solution beaucoup plus satisfaisante, bien que sans doute irréaliste, serait qu'il devienne absolument impensable de ne connaître qu'une seule langue. Comme stratégie féministe en vue du changement, on pourrait ainsi proposer un appui systématique aux politiques qui encouragent l'apprentissage d'au moins une, sinon deux langues secondes. Sans tomber dans le déterminisme technologique, on peut aussi envisager à long terme que les programmes de traduction automatique régleront, non pas les questions de pouvoir, qui relèvent des rapports sociaux, mais à tout le moins une partie des problèmes techniques de communication. Plutôt que de mener au parachèvement de la Tour de Babel, monument à l'ambition démesurée des « hommes », on peut espérer que le dépassement des barrières linguistiques permettrait l'avènement d'un monde plus ouvert et moins fragmenté, dans lequel l'universel serait défini à même un ensemble toujours plus large de particularités.






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